Le tribunal administratif de Paris a été saisi d’une affaire particulièrement délicate puisqu’il s’agissait de juger, à travers le prisme du droit, si une œuvre d’art était susceptible de justifier, en raison de son seul « contenu », soit son retrait du lieu où elle se trouve exposée soit son interdiction d’accès aux mineurs.
L’œuvre en cause est un tableau de l’artiste suisse Miriam Cahn, intitulé « Fuck Abstraction ! », actuellement visible au Palais de Tokyo dans le cadre de l’exposition « Ma pensée sérielle ». Le tableau représente la silhouette d’un homme sans visage, au physique particulièrement puissant, imposant une fellation à une victime de corpulence fragile mise à genou et les mains liées dans le dos.
Considérant cette œuvre comme revêtant un « caractère pédopornographique » et portant atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant, plusieurs associations ont donc saisi le tribunal administratif de Paris d’un référé liberté afin que le tableau soit retiré de l’exposition ou, à défaut, que la salle permettant l’accès à cette œuvre soit interdite aux mineurs.
La saisine du juge administratif en raison du caractère choquant – ou perçu comme tel par les requérants – d’un évènement artistique n’est pas inédite si l’on se souvient, par exemple, de la demande d’interdiction (rejetée par le juge) de l’exposition intitulée « L’exposition anatomique de vrais corps humains écorchés » organisée par l’association « Our Body » (TA Lyon, 26 juin 2008, n° 0804198) ou bien encore d’une autre demande d’interdiction (également rejetée) de la tenue de la rétrospective du photographe Larry Clark au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (CAA Paris, 17 mars 2014, n° 12PA02904).
Dans le cas du tableau « Fuck Abstraction ! » de Miriam Cahn, le juge des référés du tribunal administratif de Paris va rejeter, dans une ordonnance du 28 mars 2023, la demande dont il avait été saisi et ceci pour deux raisons.
Dans un premier temps, le tribunal administratif va préciser que l’œuvre en question « traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre et fait référence aux exactions commises dans la ville de Butcha en Ukraine lors de l’invasion russe représentant crûment la violence subie par la population ukrainienne ». « Cette œuvre, pour suite le juge, ne saurait toutefois être comprise en dehors de son contexte et du travail de l’artiste Miriam Cahn qui vise à dénoncer les horreurs de la guerre, ainsi que cela est rappelé dans le document de présentation de l’évènement distribué au public ».
Pour le dire autrement, le juge des référés rappelle ce principe élémentaire selon lequel la compréhension d’une œuvre d’art est indissociable tant de son contexte que du travail de l’artiste.
Le tribunal administratif ne va cependant pas se contenter de rappeler la signification que l’artiste Miriam Cahn a entendu donner au tableau « Fuck Abstraction ! ». Dans un deuxième temps, le juge des référés va relever que les organisateurs de l’exposition « Ma pensée sérielle » ont pris soin d’accompagner la présentation du tableau litigieux d’un dispositif permettant d’avertir le public et d’éviter de laisser des mineurs non accompagnés dans la salle où l’œuvre est présentée (exposition « dans une salle séparée avec d’autres œuvres susceptibles de choquer le public », installation « à l’entrée de cette salle [d’]un panneau d’avertissement indiquant que « certaines œuvres de cette salle sont susceptibles de heurter la sensibilité des publics », équipe de médiation présente pour échanger sur les œuvres, etc.).
Compte tenu de l’ensemble des précautions prises par le Palais de Tokyo, le tribunal administratif de Paris va donc estimer que le maintien de l’œuvre en litige dans le cadre de l’exposition n’est en aucun cas « constitutif d’une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue l’intérêt supérieur de l’enfant » et qu’il y a donc lieu de rejeter la requête.
Comme le relève très justement le Palais de Tokyo dans son communiqué de presse, l’exposition de cette toile n’aurait sans doute connu aucun prolongement contentieux sans l’instrumentalisation et la présentation détournée faites de l’œuvre sur les réseaux sociaux.
Pour se faire sa propre opinion, le mieux est encore de se rendre au Palais de Tokyo pour y découvrir jusqu’au 14 mai 2023 l’exposition « Ma pensée sérielle » – qui est loin de se réduire au tableau litigieux – ou bien encore d’écouter l’entretien accordé par Miriam Cahn en février dernier sur France Inter dans l’Heure bleue (https://bit.ly/3KhZDOG).